Philosophie et gestion de projet; quand Socrate s’invite au party
Ce semestre, dans le cadre de mes études doctorales, j’ai le privilège d’enrichir mon vocabulaire et mon savoir en survolant quelques théories sociales grâce à un cours d’épistémologie, qui vise à étudier la constitution de la connaissance en gestion de projet. C’est lourd, et peu de matière se prête à un partage grand public. Donc si la philosophie, l’épistémologie autres grands mots ne vous intéressent pas, je vous invite à fermer ce billet tout de suite et à retourner à vos occupations. 😉 Sinon…voici quelques pistes de réflexions.
« Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien » (Socrate, 470 – 399 BC)
Les origines de la gestion de projet contemporaine (n’oublions tout de même pas les Pyramides de Gizeh et la Grande muraille de Chine) remontent aux projets de défense militaire de la première et seconde guerre mondiale, à la réalisation de grands projets de construction tel le Hoover Dam et aux programmes d’exploration spatiale de la NASA. Bien que les premières briques de la discipline comprissent un volet social et un volet opérationnel (Morris, 2013), c’est curieusement (voire tristement) sur ce dernier que s’est bâtie au fil des ans la gestion de projet comme champ disciplinaire. Peut-être en raison de l’ADN des chercheurs et praticiens qui ont développé cette « science », davantage issus des domaines de la construction et de l’ingénierie fortement associés à l’empirisme et au fonctionnalisme comme posture épistémologique, en plein cœur de la modernité. Pour encadrer et standardiser la profession, les fondateurs du Project Management Institute (PMI) ont décidé de réunir dans un guide, intitulé Body of Knowledge, les processus et procédures opérationnels exclusivement liés à la gestion d’un projet type, écartant les autres compétences complémentaires pourtant essentielles pour un gestionnaire, sous prétexte que ces compétences étaient déjà couvertes par les champs alliés. Ainsi, un individu n’ayant que peu de connaissances en sociologie, en stratégie ou en gestion des ressources humaines, par exemple, peut tout-de-même espérer réussir haut la main l’examen permettant d’accéder à l’accréditation de Project Manager Professional (PMP), reconnue (et souvent exigée) par les organisations gouvernementales partout à travers le monde, et se qualifier pour diriger des projets. Bien sûr, d’autres éléments sont pris en compte dans la sélection des candidats, toutefois le PMI certifie ses poulains et continue d’être perçue comme étant la sommité internationale en GP… malgré des taux de réussites mitigés (le tiers des projets à l’échelle mondiale seraient des échecs selon les standards du PMI).
Ainsi, à l’origine d’un projet il y a d’abord une idée, une représentation intellectuelle qui émerge dans le cerveau d’un humain. La gestion de projet désigne traditionnellement les étapes à accomplir pour passer de l’idéation du projet à sa réalisation, soit l’initiation, la planification, l’exécution et la cloture. Pour élaborer des processus et des procédures, la « science » de la gestion de projet s’est bâtie au fil des ans en adaptant et empruntant diverses théories (souvent obsolètes) à des champs scientifiques alliés (voire aliénés) telle l’ingénierie, l’administration et la gestion, résumées à l’intérieur d’un mode d’emploi universel nommé Project Management Body of Knowledge (PMBOK). Tiens, prends cette brique et vas réaliser ton projet mon ami… Fait notable, dans la littérature « maintream » de gestion de projet, tous les projets, qu’il s’agisse de la construction d’un pont, de la mise en place d’un nouveau système de paie, d’un nouveau service de santé ou de l’organisation des Jeux Olympiques, semblent traités également, comme s’il n’y avait aucune distinction entre eux. Une situation dénoncée non seulement par les praticiens, mais par de plus en plus de chercheurs. Ça n’a pas d’allure!
Je peux aussi maintenant comprendre que la gestion de projet comme champ disciplinaire émane de l’école de pensée positiviste d’Auguste Comte, dans l’optique où le développement de ce domaine scientifique repose sur des processus et standards scientifiquement prouvés; le management scientifique. Sous la perspective structuraliste de l’époque moderne, une équipe de projet serait constituée sous une forme hiérarchique où chacun des membres de l’équipe aurait un rôle précis à jouer et se rapporterait à un supérieur, qui lui-même se rapporterait à son chef de projet. Les relations entre les membres de l’équipe seraient exclusivement professionnelles et impersonnelles; le but premier étant de maximiser la production et de réduire les couts. Or, bien que la gestion de projet mesure son succès avec des unités s’apparentant aux objectifs visés par la bureaucratie de Weber du début du 20e siècle (comme en fait foi le Triangle d’or du temps, du cout et de la qualité), elle recommande pour son application un modèle de gouvernance qui est tout le contraire d’une structure fonctionnelle traditionnelle, préconisant plutôt une structure matricielle. Dans cette structure, des spécialistes ayant des niveaux de compétences et des pouvoirs égaux sont réunis pour réaliser un projet. Ainsi, il semble y avoir un écart entre le fondement des processus et la structure de gouvernance des projets selon le PMBOK.
Devant le système clos du PMI et de l’establishment de la GP, il n’est donc pas surprenant de voir émerger des mouvements critiques et de nouvelles tendances visant à insuffler un peu de bon sens aux détenteurs de pouvoir des institutions officielles et des revues scientifiques de gestion de projet. Toutefois, ces mouvements, incluant Making Project Critical peinent à faire valoir leurs idées. « Les projets critiques trouvent écho chez les praticiens, mais il y a des gens dont les intérêts professionnels et académiques dépendent du statut quo et qui ne sont pas prêts à embrasser un changement de paradigme en GP » (Hogson et Cicmil, 2016).
Pour faire un lien entre les notions apprises et mon domaine d’intérêt, voyons le mouvement Making Project Critical sous la loupe de la gestion d’événement. Cicmil et Hodgson se rencontrent en 2001, et se découvrent un intérêt (ou un mépris) commun envers la gestion de projet telle que développée et transmise par l’establishment. Ils conviennent d’organiser un rassemblement de chercheurs partageant le même point de vue. (Ont-ils bien défini leur but, ont-ils effectué une analyse des parties prenantes, ont-ils considéré le pouvoir des groupes de pression, ont-ils mesuré les risques pour leur carrière et appliqué des mesures de mitigations appropriées).
Une conférence annuelle est un projet en soit. Dans le cadre de MPC, c’est « un projet dans le projet », tout simplement. La conférence est un projet récurrent mais unique, dans le sens où elle a un début et une fin, que les invités et les thèmes sont différents d’une édition à l’autre, que l’hôte de l’événement et ses partenaires peuvent changer au fil des ans. Pour obtenir du financement public, les promoteurs choisiront-ils d’enregistrer leur mouvement comme association ou organisme sans but lucratif? OU peut-être décideront-ils de former un comité avec d’autres chercheurs et c’est ainsi que la structure de Making Project Critical prendra forme. Face au succès de l’événement et afin de préserver l’intégrité de sa mission, on refuse des propositions de chercheurs ne partageant pas la même idéologie; ainsi, on forge les limites et la frontière idéologique du système que forme notre organisation. Et les frontières semblent rigides. (Cette rigidité aura-t-elle contribué à alimenter et raffermir les détenteurs de pouvoir dans leur position? A-t-on tenu compte des jeux de pouvoir et d’influence de l’environnement du projet, pourtant un sujet de prédilection des théoriciens de MPC? Se sont-ils déjà demandé ce qui allait définir le succès de MPC comme mouvement critique? Et est-ce que cette définition du succès a évolué au fil des années?)
Il est rafraichissant de voir d’autres chercheurs passer de la critique à la formulation de concepts pratiques. À cet égard, Turner, Huemann, Anbari et Bredillet (2010) proposeront dans un livre intitulé Perspectives on Project, une série de neuf écoles de pensées différentes (Sylvius en proposera une 10e en 2017 – la durabilité) pour orienter la recherche, mais aussi pour outiller les praticiens dans la compréhension des enjeux qui les guettent. Selon eux, le succès serait favorisé par le jumelage des écoles les plus appropriées en fonction du type de projet. Je pourrais par exemple utiliser leurs écoles de pensées pour étudier la gestion d’événement, si j’en fragmentais les éléments comme suit :
- L’événement comme une machine (l’optimisation) : la gestion des entrées, le contrôle d’accès et la sécurité, l’échéancier de production.
- L’événement comme un miroir (modeling): le marketing, la programmation des activités, l’implication citoyenne
- L’événement comme objectif d’affaires (succès) : la stratégie et les facteurs de succès, la billetterie, la commercialisation, les revenus autonomes, les produits dérivés, la satisfaction de la clientèle, le retour sur l’investissement.
- L’événement comme une entité légale (gouvernance) : le choix de l’entité légale, l’événement comme organisme sans but lucratif, l’événement subventionné, la présence de commanditaires sur les conseils d’administration, l’événement géré par un promoteur privé, les conflits d’intérêt, le leadership.
- L’événement comme un système social (comportement) : les facteurs incitatifs pour les marchés cibles, les relations entre les parties prenantes, le comportement des gestionnaires et des membres de l’équipe projet en fonction du cycle de vie de l’événement, les émotions de l’équipe projet en fonction du cycle de vie du projet, la capacité à travailler sous pression.
- L’événement comme un panneau publicitaire (marketing) : L’événement-phare pour positionner une ville, l’événement comme attraction touristique, l’événement pour stimuler la fierté de la communauté locale
- L’événement comme un algorithme (procédures) : les prévisions et la gestion de risques, le plan de mesures d’urgence, l’optimisation des processus, la logistique d’installation et du montage démontage du site.
- L’événement comme un ordinateur (décisions) : les arbres décisionnels, le leadership, la prise de décision sous pression
- L’événement comme un caméléon (contingence) : l’adaptation de l’événement selon la météo, selon les ressources financières, selon les facteurs de succès et le pouvoir d’influence des parties prenantes, selon les intérêts politiques, selon les ressources humaines constituant l’équipe projet, selon les programmes de subventions.
- L’événement durable (éco-resposabilité): la gestion des matières résiduelles, l’accessibilité au site, la compensation des émissions de CO2, la mise en place de recyclage-compostage, la politique d’achat local.
Et je ne peux m’empêcher de noter que parmi toutes ces perspectives, très peu sont celles dont contribuent les notions transmises dans le PMBOK.
Conclusion
Après 20 ans à gérer des projets sur le plancher des vaches, mon premier rendez-vous académique avec la gestion de projet en 2014 fut un rendez-vous manqué. Les apprentissages transmis dans le cadre du programme court de 2e cycle en gestion de projet consistaient en application pratique d’outils de gestion n’étant d’aucune utilité pour les projets mous – soit de nature sociétale ou événementielle. Le seul cours d’intérêt était celui de la gestion stratégique des projets, permettant de voir et de comprendre comment un projet (ce corps étranger) s’inscrit dans une organisation (ou est rejeté!). Et même dans ce cours, j’entendais des théories qui n’avaient que peu de lien avec la pratique dans mon domaine d’activité. Ainsi, je tournai le dos à la GP pour me réorienter vers le MBA, où j’ai pu développer ou approfondir mes connaissances en gestion financière, en économie, gestion des opérations, des ressources humaines et du marketing, toutes des notions transversales bien plus utiles en gestion d’événement que le calcul du chemin le plus court sans considération pour les variables incontrôlables.
Me voilà de retour en GP, à tenter de comprendre ce qui a pu se passer entre l’idée, dans les années 50, de développer un champ disciplinaire permettant de favoriser le succès des projets dans ce monde de plus en plus complexe qu’est la modernité, et la réalisation de cette idée représentée par le PMBOK.
Si le succès d’un projet peut se mesurer par le cout (le PMI est devenu une institution monstrueuse dont le modèle d’affaires repose sur l’augmentation constante de son membership), le temps (pourquoi prendre le temps de développer ses propres théories, alors que c’est plus rapide de les emprunter) et la qualité (remise en question par plusieurs disciplines dites alliées), la gestion de projet telle que présentée dans la majorité de mes cours jusqu’à maintenant m’apparait plutôt comme un cuisant échec… Ce qui ouvre la voie à un monde de possibilités.
Nathalie Brunette, MBA, consultante et stratège
Doctorante en gestion de projet, UQO
Cette réflexion repose sur la matière vue dans le cours DGP9223 -Épistémologie et méthodologie de recherche, offert par le professeur Jacques-Bernard Gauthier, Automne 2019.