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La complexité en gestion de projet, vue par Freud, Darwin, Einstein…et moi.

Cette semaine Mme Avon, qui dirige un séminaire sur la gestion de projets complexes à l’UQO, nous faisait remarquer que l’interdisciplinarité, qui est très présente dans le domaine des sciences de l’administration, est pratiquement absente de la recherche et de la pratique en gestion de projet (GP). Ce qui est étrange en soit, puisque la GP est justement un sous-produit des sciences administratives. Il est vrai que le système éducatif a souvent tendance à expliquer les choses à la pièce (Morin et Le Moigne, 1999) en extrayant les objets ou les situations de leur contexte pour les insérer dans des cases qui représentent leur « discipline ». Cette mise en boite des éléments crée une frontière imperméable au caractère multidimensionnel des phénomènes, qui est à l’origine même de la complexité.

Selon Morin et Le Moigne, l’intelligence qu’on développe dans un système fermé est unidirectionnelle et finit par nous aveugler, « détruisant dans l’œuf toute possibilité de compréhension et de réflexion ». Ainsi, par réflexe autoprogrammé par notre éducation en silo, plus un problème devient multidimensionnel, plus la pensée se réfugie dans sa zone de confort et se replie sur elle-même. Bref, Mme Avon nous a mis au défi d’observer la complexité dans les projets avec intelligence et ouverture d’esprit, en empruntant quelques théories de la physique quantique, de la biologie et des sciences sociales. Cette synthèse représente donc un positionnement épistémologique interprétativiste; un exercice pas si simple, auquel je me prête avec curiosité… Et humilité.

La physique quantique et la gestion de projet complexe

Selon la perspective newtonienne de l’univers, notre monde serait composé de quatre dimensions, soit la longueur, la largeur, la profondeur et le temps. Dans cet univers, le temps est une unité tout à fait mesurable; une date précise peut être attribuée à un évènement, et il est possible d’en définir la durée par le biais d’unités (années, jours, minutes, etc.). Comme on peut placer les évènements en ordre chronologique, puisqu’ils possèdent une date qu’on a pu identifier, on peut aussi déterminer si un évènement est la cause d’un autre; ce qu’on appelle sa causalité. À l’échelle de la vie courante, c’est encore aujourd’hui cette perspective qui est utilisée pour organiser et structurer les évènements, la vie, les gens et leurs projets, qu’ils soient simples ou complexes. Je peux aussi faire un lien avec la gestion de projet telle qu’enseignée par la PMI, avec ses structures très cartésiennes, ses diagrammes de Gant et ses échéanciers jalonnés. La gestion de projet et ses commanditaires trouvent un certain réconfort dans la notion de temps telle que décrite par la physique quantique newtonienne. La durée permet d’établir la causalité des évènements, de mesurer la probabilité qu’ils surviennent, de les cartographier même (William, 2002).

Toutefois, selon la théorie de la relativité, l’espace et le temps sont perçus comme une seule et même entité… et il est impossible d’en mesurer la durée. Prenons par exemple deux projets qui débutent au même moment et se terminent au même moment; disons que mon collègue et moi travaillons sur un projet de recherche. Mon collègue est ici à l’UQO, mais moi, je suis à bord d’une navette spatiale qui voyage à la vitesse de la lumière. Selon la théorique quantique de Newton, ces deux histoires auraient forcément la même durée. Mais pas selon la théorie de la relativité. À mon retour sur terre, j’aurai complété ma thèse et il se sera déroulé peut-être 5 ans, alors que pour mon collègue, 10 années auront été mesurées en « temps terrestre ». Il n’y aurait donc aucun moyen de savoir si ces deux projets se sont produits simultanément ou non, car la perception de la durée dépendrait de l’endroit où se situe l’observateur des évènements. Par conséquent, mesurer le temps peut sembler réconfortant, mais il s’agirait d’une notion subjective et relative, et impossible à réaliser.

Si on observe un projet complexe selon la théorie de la relativité, ceci nous permet de comprendre que le projet évolue dans un espace-temps qui est influencé par les objets ou évènements qu’il va croiser; qu’il est impossible de prévoir le moment précis où il sera terminé… Tout se déroule dans le moment présent, en fonction des forces et des obstacles qui nous entourent. Or, cette approche systémique n’occupe pas beaucoup de place dans le PMBOK actuellement, bien que certains chercheurs s’y soient intéressés; Williams (2002), notamment,  a étudié les systèmes dynamiques pour la gestion de projet, démontrant que l’inclusion de variables « molles » ou multidimensionnelles (ex. : les perceptions, les rétroactions, les décisions des gestionnaires) pouvait permettre une meilleure cartographie ou planification d’un projet.

La psychologie et la gestion de projet complexe

Dans Psychologie des foules et analyse du moi (1921), Freud s’est penché sur le comportement des masses et des individus qui les composent. En étudiant les deux grandes « familles » que sont l’Armée et l’Église, il a cherché à démontrer que le lien entre les membres d’un groupe était constitué par le fait de partager un même objet comme idéal du Moi, même si c’est seulement temporaire (Balibar, 2016). Ce qui unit un groupe, c’est aussi l’identité groupale et le sentiment d’appartenance (Choupas, 2015). Pour qu’un groupe existe, il faudrait donc que chaque individu renonce à une partie de lui-même pour avoir ce « quelque chose » en commun. Dans le cadre de la gestion de projet, cette théorie pourrait trouver une résonance dans l’importance de l’adhésion des parties prenantes à la finalité du projet, ce qui viendrait cimenter leur solidarité et leur motivation au succès. Cette perspective me permet de mieux comprendre le vide qui accompagne souvent la fin d’un projet; comme si cet idéal qu’on avait partagé si intensément avec des gens pendant quelques mois ou quelques années s’était subitement volatilisé.

D’autres phénomènes psychologiques permettent de jeter un regard nouveau sur la gestion de projet. En étudiant la synchronicité des émotions, décisions et pensées avec l’actualité traitée dans les journaux de l’époque, Serina (2013) a mis en lumière l’influence qu’avaient pu avoir les médias sur les travaux du célèbre psychanalyste Carl Gustav Jung (1875-1961). L’influence des médias sur l’état d’esprit de parties prenantes d’un projet serait un point intéressant à étudier. Par ailleurs, l’empathie est à la base même de la contagion émotionnelle (Choupas, 2015) à l’intérieur d’un groupe. Ce sentiment, qui permet d’entrer en communion avec les autres, peut être ressenti par 99% de la population en général. Or, des études auraient démontré que chez les dirigeants et hauts gestionnaires, le taux de psychopathes pouvait atteindre jusqu’à 20 % (Emmanuelle Avon, 2018). L’état d’esprit des parties prenantes est donc un élément essentiel à la construction de la force groupale, et le risque plus élevé d’y retrouver des gens sans empathie pourrait perturber cette contagion émotionnelle importante pour la solidarité d’une équipe-projet.

La biochimie et la gestion de projet complexe

Selon Padgett et Powell (2012), les organisations, tout comme les espèces, évoluent en s’adaptant à leur environnement. Ainsi, toute organisation est le fruit de la mutation ou de la fusion de ce qui la précédait; c’est cette transformation qui crée une nouveauté.  Ces chercheurs américains ont élaboré un modèle situant l’évolution d’un projet dans le temps, illustré en trois dimensions (politique, économique et sociale). L’innovation surgirait lorsque des agents permettent le lien entre les diverses dimensions. Padgett et Powell utilisent une analogie biologique pour décrire huit types de transformations pouvant avoir lieu dans les organisations. C’est donc dire qu’on pourrait voir un projet comme un corps étranger tentant de s’implanter à l’intérieur d’un organisme; si le projet est utile à l’organisation, il sera intégré ou absorbé. S’il est inutile ou néfaste, il sera ignoré ou éliminé. Pour que le projet soit bien accepté dans une organisation, mieux vaut qu’il provienne d’un besoin généré par son environnement et identifié par l’organisme, plutôt que d’être imposé sans aucune considération à l’environnement. Par ailleurs, cette analogie à l’organisme vivant permet de mieux comprendre le fonctionnement et le besoin d’évolution constant des organisations (Morgan, 1999), qui doivent s’adapter à leur environnement changeant pour assurer leur survie et ne pas décliner après avoir atteint le stade de maturité. Cette adaptation est essentielle et passe généralement soit par l’innovation, la fusion ou la vente.

La sociologie et la gestion de projet complexe

Une autre approche intéressante pour observer la gestion de projet est la théorie de l’acteur réseau, développée dans les années 80 (Mahil, 2015). Cette théorie se distingue des autres approches sociologiques parce qu’elle tient compte, dans son analyse, des « non-humains » (objets) et des discours qui entourent l’humain pour expliquer le fonctionnement des systèmes dans une société. Cette théorie s’apparente donc à l’approche systémique recommandée pour la gestion de projets complexes. Par exemple, l’action d’une partie prenante dans un projet entraine la modification du projet; par conséquent, toute action impliquant l’ensemble du projet a une incidence sur l’ensemble des parties prenantes.

La GP peut aussi être interprétée par le biais de la théorie des systèmes des ago-antagonistes (Bernard-Weil, 1999), qui repose sur l’alternance (ou le rythme) entre deux opposés. Ainsi, selon cette théorie, deux points de vue opposés permettent de contribuer à la résolution d’un problème lorsqu’ils sont pris tous les deux à égale considération. L’opposition et la contradiction seraient par conséquent « le moteur de l’action et de l’innovation équilibrée, et tous les systèmes viables seraient composés de couples à la fois unifiés et divisés ». Perrett et Josserand (2003) se sont aussi penchés sur les valeurs heuristiques des idées, s’attardant sur le bienfait du paradoxe pour le développement des organisations. Le paradoxe (qui signifie en grec « contre l’opinion »), comme la contradiction, permet de mettre en lumière les failles d’une organisation pour ensuite y remédier. Le paradoxe serait encore plus puissant comme déclencheur mental que la contradiction, puisqu’il impliquerait des éléments contradictoires ET mutuellement exclusifs se déroulant au même moment (ex. : un poisson ne peut être qu’un poisson ou non poisson). Le paradoxe stimule l’esprit à la recherche et aux découvertes. Si on transpose ce principe en gestion de projet, on pourrait imaginer qu’en cours de réalisation, un évènement se déroule ou ne se déroule pas… il ne peut être les deux à la fois. Mais c’est ainsi faire abstraction de la théorie de la relativité. Car cet évènement, qui se déroule ou ne se déroule pas, dépendra du point de vue de la partie prenante, et de l’interprétation qu’il en fera. Un évènement pourrait être perçu complètement différemment, selon le point de vue, et entrainer toute une chaine d’autres évènements qui peuvent perturber les objectifs du projet. D’où l’importance de tenter, comme gestionnaire, de ramener toutes les mêmes parties autour d’un objectif commun et d’un même point de vue.

Conclusion

L’interdisciplinarité en gestion de projet complexe permet de jeter un regard nouveau sur les éléments à l’origine de la complexité, qu’ils soient de nature structurelle, technique, directionnelle ou temporelle. Pour ma part ce que je retiens de toutes ces analogies, c’est qu’on a beau avoir la meilleure planification, encore faut-il savoir tenir compte des différences de points de vue et de motivation de chacune des parties prenantes. Que des incertitudes, sous forme d’opportunités ou des menaces imprévues, peuvent survenir à n’importe quel moment et que ceci fait partie même de la définition de la complexité. Que lorsqu’on débute un projet, on ne peut jamais affirmer assurément que sa  finalité sera atteinte, ou même qu’elle sera le reflet de l’intention initiale. Qu’un projet complexe se déroule dans un système complexe où tout est relatif, même le succès.

*Ce texte est extrait d’une synthèse rédigée dans le cadre du cours DGP9043 – Séminaire sur l’analyse et la gestion de projets complexes donné par Mme Emmanuelle Avon (UQO) – Automne 2018

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