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Le neuromarketing est-il une pratique éthique?

À l’heure où les avancées technologiques repoussent les limites de la fiction, il semble opportun de se pencher sur une pratique émergente en marketing, mettant les technologies médicales au service d’intérêts commerciaux ou sociétaux : le neuromarketing. Il faut dire que dès la première référence au terme « neuromarketing » en 2002, un groupe de protection des consommateurs, Commercial Alert, a réagi fortement en stipulant que cette pratique constituait un risque important pour le public, et qu’il fallait immédiatement interrompre toute étude à ce sujet. Ils prétendaient que le neuromarketing était une quête visant à stimuler un « bouton d’achat » dans le cerveau des gens, et que cette technique contrevenait aux principes de Belmont Report (1979) qui établissent les paramètres de la recherche sur les humains aux États-Unis. Reposant sur quatre articles scientifiques publiés entre 2008 et 2016 (voir références ci-bas), cette analyse vise à comprendre en quoi consiste le neuromarketing, et à se positionner sur la nature éthique de cette pratique.

Qu’est-ce que le neuromarketing?

La première mention du mot neuromarketing proviendrait d’un communiqué de presse d’une agence de publicité d’Atlanta en juin 2002, qui annonçait la création d’une division spéciale utilisant l’imagerie à résonnance magnétique (IRM) à des fins de recherche marketing. Mais bien avant la naissance du terme neuromarketing, des firmes étudiaient les comportements de téléspectateurs en utilisant des électroencéphalogrammes (EEG). D’ailleurs en 1998, des professeurs de Harvard auraient déposé un brevet pour une technologie nommée « Neuroimaging as a marketing tool ». (Fisher et al, 2010)

Au fil des ans, les chercheurs ont proposé des définitions divergentes du neuromarketing. Certains le voyant comme une science, d’autres comme un secteur d’activité du monde des affaires. La définition la plus récente trouvée dans les études consultées provient d’un article publié en 2016 (Stanton, Sinnott-Armstrong & Huettel), où le neuromarketing est défini comme étant « l’utilisation de la neuroscience et de techniques de recherche physiologiques dans le but de mieux comprendre le comportement des consommateurs et leur processus de décision, ainsi que d’autres aspects cognitifs et comportementaux en lien avec le marketing ».

Scanner le cerveau humain pour vérifier comment il réagit face à certains stimuli n’est pas nouveau dans le domaine de la science. Cependant, à l’origine, ces techniques étaient utilisées à des fins médicales seulement. La psychiatrie, par exemple, utilise de plus en plus les IRM du cerveau et autres neurotechnologies dans le but de découvrir le secret du fonctionnement des émotions et des interactions sociales. Le neuromarketing, qui rallie la réaction du cerveau et les mesures du comportement, sert à aller chercher d’autres types de données que celles générées par les méthodes traditionnelles de recherche qualitative et quantitative. Le neuromarketing permet donc d’améliorer la qualité des prédictions lorsque combiné aux méthodes traditionnelles, et c’est ce qui le rendrait si attrayant aux yeux des Microsoft, Google, Hyundai et Walt Disney de ce monde.

Comment fonctionne le neuromarketing

Le neuromarketing se démarque des méthodes traditionnelles, car il permet d’observer des réactions incontrôlables du cerveau, en lien avec une réponse du consommateur lorsqu’il fait face à un stimuli spécifique. L’utilisation de l’IRM est une technique très dispendieuse puisque l’appareil peut couter plusieurs millions de dollars, et qu’il faut du personnel médical spécialisé pour l’opérer et l’interpréter. Le cout marginal d’utilisation pour chaque personne testée peut atteindre facilement plusieurs milliers de dollars, faisant en sorte que seules les multinationales peuvent se permettre ce type de recherche marketing. Toutefois, le neuromarketing ne s’intéresse pas qu’à l’imagerie du cerveau. Il s’intéresse aussi à la mesure des aspects physiologiques périphériques tels que le rythme cardiaque, la respiration, la sudation, la dilatation des pupilles, la direction du regard et plus. Ces aspects sont mesurés en utilisant des méthodologies et des appareils plus abordables et moins complexes que l’IRM, dont le cout/bénéfice ne semble pas clairement démontré à ce jour, en raison du peu d’articles sur le sujet.

Dans une étude publiée dans le Harvard Psychiatry Revue, un groupe de chercheurs (Fisher & al, 2010) s’est penché sur les entreprises offrant le neuromarketing, sur la base de l’information trouvée sur leurs sites Web. Ils ont limité leur recherche à 16 entreprises dans le monde. De ce nombre, seulement 5 utilisaient l’IRM, 9 mentionnaient l’électrocardiogramme, et 12 offraient d’autres types de tests faisant référence à des techniques telles l’analyse de la dilatation des pupilles, de la respiration, du clignement des yeux, du rythme cardiaque, etc.

Applications pratiques

Afin de mieux comprendre le fonctionnement du neuromarketing, voici quelques applications pratiques documentées dans le cadre d’études scientifiques. Lors d’une expérience menée en 2012 (Berns & Moore, cités par Stanton & al, 2016), des IRM ont été utilisées pour enregistrer la réaction du cerveau d’adolescents assujettis à l’écoute de chansons inconnues. Les résultats de cette étude ont été croisés de façon positive avec la vente de ces chansons sur une période de trois ans, ce qui suppose que la réaction mentale à la musique pourrait permettre de prédire le succès commercial d’une chanson.

Des techniques d’imagerie ont aussi été utilisées pour étudier des activités cérébrales en lien avec des expériences sensorielles telles que visionner une publicité, une image ou gouter à un produit, pour étudier les pensées reliées à une décision financière et plusieurs autres phénomènes marketing. Non seulement le neuromarketing permet de mesurer les réactions physiques, mais dans des expériences de laboratoire, une stimulation directe peut aussi conduire à des conclusions intéressantes sur le fonctionnement du cerveau et le comportement des consommateurs. Par exemple, après avoir administré de la testostérone (vs du placebo) à un sujet, on a pu mesurer des changements de son processus décisionnel (Lichters 2015, cité pas Stanton & al, 2016). Une autre étude a permis de vérifier que l’administration d’un « shake » de protéine pouvait réduire la neurotonine au cerveau, qui a un impact sur l’humeur.

D’autres chercheurs ont pu manipuler l’activité cérébrale grâce à des stimulations magnétiques transcraniennes (STM), qui utilisent des champs magnétiques pour « endormir » certaines parties du cerveau, ce qui réduit temporairement l’habileté d’une personne à l’utiliser. Une fois cette partie du cerveau « endormie », les chercheurs peuvaient mesurer les changements dans le comportement du sujet. Par exemple, la STM sur une zone préfrontale du cortex réduirait l’intérêt du consommateur envers la nourriture (Camus, 2009, cité par Stanton et al, 2016).

Préoccupations éthiques

Ces exemples expliquent pourquoi des inquiétudes sont soulevées concernant la possibilité que le neuromarketing puisse un jour menacer l’autonomie individuelle en manipulant le comportement des consommateurs. Selon les articles consultés, plusieurs préoccupations majeures ont effectivement été soulevées au fil des ans en lien avec l’éthique du neuromarketing, dont l’invasion de la vie privée et le risque du contrôle de la pensée. Malgré ces critiques, les recherches sur le neuromarketing, bien que limitées, croissent de façon constante alors qu’aujourd’hui on compterait sur plus de 200 firmes de recherche et de consultation de neuromarketing autour du monde (Plassmann, 2012, cité par Stanton et al, 2016). En raison de cette croissance, les préoccupations sont encore plus grandes. Dans leur étude, Stanton et ses collègues ont regroupé en trois catégories les plus grandes inquiétudes en lien avec le neuromarketing:

  1. Des pratiques de recherche non éthiques : des universités et ordres professionnels médicaux ont été critiqués pour avoir formé des alliances avec des entreprises privées de neuromarketing qui financent leurs travaux de recherche, tandis que des groupes de citoyens sont préoccupés que des recherches commandées à des universités servent à vendre des produits nuisibles pour la société, ou qu’elles facilitent la propagande politique.
  2. Des applications de la technologie non éthiques : il demeure plusieurs questions, à savoir qui utilise le neuromarketing et à quelles fins? Combien de compagnies œuvrent dans ce domaine, jusqu’à quel point elles collaborent avec les universités, et qui sont les clients qui en bénéficient?
  3.  La manipulation des consommateurs : parmi les inquiétudes éthiques majeures, notons le fait que le neuromarketing puisse permettre une manipulation sans précédent des consommateurs, et que les entreprises puissent développer des campagnes qui manipuleraient les consommateurs à leur insu, en fonction de tests effectués par la neuroscience.

Solutions éthiques

Dans un article publié dans le Journal of consumer behavior, Murphy, Illes & Reiner (2008) proposaient l’établissement d’un code d’éthique pouvant s’appliquer autant aux chercheurs qu’aux entreprises aillant recours au neuromarketing : « Not only would adoption of a code of ethics be justified on moral grounds, but it would also serve to insulate this young and dynamic industry from accusations of irresponsible behavior ». Les auteurs proposaient d’y inclure des mesures visant à :

  • Protéger les sujets des recherches, en élaborant des politiques pour règlementer l’usage des résultats, la protection des sujets et la mise à jour de problèmes de santé, qui devraient faire partie de toute entité menant des recherches sur le cerveau humain.
  • Protéger les personnes vulnérables à l’exploitation via le marketing : les commanditaires des recherches doivent être sensibles aux personnes vulnérables.
  • Divulguer aux sujets de recherche les objectifs, les risques et les bénéfices liés aux projets de recherche.
  • S’assurer d’une représentation juste et précise de l’entreprise dans les médias : et d’ailleurs, dans leur article publié en 2010 Fisher C. & al. ont démontré que les firmes de neuromarketing n’étaient pas des modèles de transparence.
  • Valider les instruments utilisés en neuromarketing, car la recherche se fait plutôt dans le privé, et il est difficile d’évaluer la qualité des instruments utilisés et s’assurer qu’ils respectent les modes d’utilisation.

CONCLUSION

Afin de réduire les risques éthiques, la Neuromarketing Science & Business Association (NMSBA), une organisation internationale fondée en 2012 et regroupant les entreprises spécialisées en neuromarketing, a justement développé un code d’éthique auquel tous ses membres doivent souscrire. Ce code établit les standards pour la recherche en neuromarketing, tout en souscrivant aux principes établis dans le Code international ICC/ESOMAR, qui encadre les études de marché, sociales et d’opinions à l’échelle internationale. Sur leur site Web actuellement, on peut compter près de 80 entreprises membres de cette organisation (dont une seule canadienne), ce qui est loin des 200 firmes répertoriées par Stanton en 2016. Par conséquent, on peut conclure que moins de la moitié des firmes sont membres de la NMSBA et adhèrent à son code d’éthique. Par ailleurs, ce code ne concerne que la recherche et ne fait pas mention de l’application des résultats de recherche, qui peuvent être utilisés pour déployer des tactiques de vente à l’insu des consommateurs, ce qui est contraire aux droits fondamentaux. Et c’est à ce niveau que se situerait un dilemme éthique…voire même en enjeu légal.

Car au Québec, l’application de stratégies visant à manipuler le comportement des gens à leur insu contrevient à l’article 1 de la Charte des droits et libertés concernant l’intégrité, ainsi qu’à l’article 10 du Code civil du Québec, qui stipule que « toute personne est inviolable et a droit à son intégrité » et par conséquent, que « (…) nul ne peut lui porter atteinte sans son consentement libre et éclairé ». En ce sens, la neuroscience serait une pratique légale, mais pour son utilisation à des fins de marketing, ce n’est pas aussi clair.

Sources:

Fisher C., Chin, L. & Klitzman, R., (2010) Defining Neuromarketing: Practices and Professional Challenges, Harvard Revue of Psychiatry, Volume 18, Numéro 4

Flores, J. Baruca, A. & Saldivar R. (2014) Is neuromarketing ethical? Consumers say yes, consumers say no. Journal of Legal, Ethical and Regulatory Issues, Volume 17, Numéro 2

Karmarkar, U., Yoon, C. Plassman, H. (2015) Marketers should pay more attention to fMRI, Harvard Business Review, Nov.3

Murphy, E., Illes, J. & Reiner, P.(2008) Neuroethics of neuromarketing, Journal of consumer behavior, July-Oct.

Pasquereau, J. (2007) Éthique des affaires, responsabilités sociales et gouvernance sociétale : démêler l’écheveau. Gestion, 32 (1), 112-116

Stanton, S., Sinnott-Armstrong, W. & Huettel, S. (2016) Neuromarketing : Ethical implications of it Use and Potential Misuse, Springer Science & Business Media Dordreccht

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